A peine redescendus de la Poincenot, nous guettons déjà le prochain créneau. Un grand courant stable semble se mettre en place dans les jours à venir, nous offrant un créneau rare de 5 jours de beau sans vent.
L’excitation grandit à mesure que ce créneau se confirme. Les idées fusent, on est d’abord tiraillé entre l’envie d’assurer un beau sommet et l’envie de se lancer dans un gros projet. Finalement, on se dit rapidement que c’est l’occasion ou jamais d’aller s’immerger dans le mythe de la face Ouest du Cerro Torre, un rêve de plusieurs années. On passe la dernière journée à affiner la stratégie grâce aux conseils de Rolo Garibotti, fin connaisseur du massif à la générosité aussi grande que son talent d’alpiniste. Nous décidons d’unir nos forces avec une cordée allemande ayant le même objectif que nous.
On projette de gravir la via dei Ragni, ouverte en 1974 par une expédition italienne qui signe la première de ce sommet considéré à l’époque comme un des plus durs au monde. Cette voie sublime s’immisce au mieux dans un monde de glace, neige et givre unique au monde. Elle se déroule en face Ouest, et est donc sans cesse soumise aux tempêtes naissant sur le Hielo Continental. Ce vent furieux façonne des formes uniques, bien délicates à grimper puisque souvent sans consistance, mais magiques pour les yeux. Les dernières longueurs se faufilent à travers trois champignons sommitaux, dont la forme et la difficulté varient en fonction des années.
La saison ayant été très perturbée jusqu’à février, personne n’a pu réellement tenter cette voie. On part avec beaucoup d’incertitudes sur l’état des derniers champignons de neige. Si nous avons de la chance, le vent a peu a peu formé des tunnels naturels à travers le givre. Si ce n’est pas le cas, il nous faudra creuser un passage, puisque l’inconsistance du givre rend impossible l’escalade à l’extérieur.
Le mythe du Cerro Torre repose sur la beauté époustouflante de la montagne, sa difficulté qui a repoussé des nombreuses cordées, ces formations de givre uniques, l’exigence d’un créneau météo suffisamment stable pour se lancer dans une des voies, et surtout son histoire. De quoi alimenter l’imaginaire d’un alpiniste ! C’est donc un peu fébriles et surtout très excités que nous montons dormir à Noruegos, surguronzés à l’idée d’aller passer plusieurs jours sur ce mythe.
Après une courte nuit, le passage du col Standhardt nous plonge dans l’immensité du versant Ouest, avec le Hielo Continental à perte de vue. Quelques rappels, puis 600m à descendre pour contourner un bastion, nous remontons en direction du col de la Esperanza, barré par quelques longueurs de mixte puis de glace. Nous sommes seuls au monde, avec une météo parfaite, le sourire scotché aux oreilles en pensant au privilège d’être les premiers sur cette voie et de profiter de ces conditions.
Au dessus du col de la Esperanza, de la glace facile nous permet d’entrer en douceur dans la face Ouest jusqu’à l’Elmo, le premier passage clé où se trouve la première longueur raide en givre. Nous posons notre bivouac à la sortie de cette longueur, où nous avons l’impression que le sommet est juste au dessus de nos têtes. On mesure pourtant tout le chemin à parcourir le lendemain ! Ce premier bivouac au cœur de la face est déjà magique.
Le lendemain, devant l’incertitude des conditions des champignons, nous avons du mal à évaluer le temps qu’il nous faudra avant d’aller jusqu’au sommet. Nous décidons de prendre la tente et un sac de couchage pour trois, pour ne pas se faire piéger par la nuit et pouvoir temporiser s’il le faut. Toutes les longueurs demandent beaucoup de temps et de nettoyage, nous nous relayons avec la cordée allemande pour se répartir le travail. Nous arrivons 40m sous le sommet en début d’après-midi.
Cette dernière section est la longueur clé de la voie, composée d’une quarantaine de mètres verticaux en neige et givre. Christophe s’y colle et avance efficacement, tente un passage tout droit, chute, puis se résout à creuser un tunnel jusqu’au sommet. Travail humide et laborieux ! Au bout de 3h, il redescend trempé puis est relayé par une cordée italienne motivée par la sortie au sommet le soir même puisqu’ils n’ont pas pris le bivouac. Au bout de 2h de creusage et une sortie osée, Eduardo se rétablit dans la pente sommitale. En bas c’est l’émotion !
On laisse les quelques cordées sans bivouac qui nous ont rattrapés entre temps aller au sommet à la nuit tombée, pendant qu’on s’installe pour un bivouac inoubliable perché sur la meringue du Cerro Torre.
Le lendemain matin, la cordée allemande attaque aux aurores pour permettre à Fabian de décoller du sommet sans vent. On les croise à la descente alors qu’on se prépare à grimper, nous laissant le sommet pour nous. Passée cette longueur, les derniers mètres se font décordés. On savoure ce moment incroyable, les larmes aux yeux, un peu abasourdis de se retrouver au sommet d’un rêve. La météo est toujours parfaite, on peut prendre le temps de profiter de ce sommet.
La descente déroule jusqu’au glacier, d’où on décide de boucler notre voyage par le Paso del Viento pour profiter de l’occasion de marcher sur le Hielo Continental par une météo pareille. Nous sommes de nouveau seuls au monde, sensation incroyable que de se sentir minuscules sur l’immensité de ce glacier. Une dernière longue journée pour rebasculer versant Est et rejoindre El Chalten, un grand sas de reconnexion à la vie d’en bas. Il suffit de se laisser marcher pour savourer ce voyage incroyable, l’esprit encore perché dans ces meringues géantes.
Commentaire
Superbe galerie de photos et des récits à la hauteur de l’aventure! Je ne peux qu’être émerveillé par ce que ce que tu as vécu là-bas Mathieu! Des rêves indispensables en cette période si difficile pour notre merveilleuse planète qui nous intime de prendre vraiment soin d’elle!